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Cayou à Moscou
21 septembre 2012

Dans la série “ça n’arrive qu’à moi” ou la “blonde attitude” : l’épisode de Konev Bor

Mettons-nous en situation. Nous sommes un jour de décembre 2008 dans la région de Moscou. L’hiver russe est arrivé depuis plusieurs semaines après le redoux – tout relatif - de fin octobre. Quoique décembre ne soit pas le mois hivernal le plus froid, le mercure affiche un gentil -17 degrés aux heures les plus clémentes des courtes journées. A cette période, le soleil montre péniblement le bout de son nez aux alentours de 9h30 et retourne se coucher au chaud sous sa couette vers 18h.

Cette journée-là, de rayon de soleil, que nenni. En fait de jour, la lumière solaire filtre à grand peine à travers les lourds nuages et la neige. Le monde n’est éclairé que par une pénombre grise et blafarde que même le paysage recouvert d’un épais manteau blanc n’arrive pas à réverbérer. Les rares lampadaires ne se sont pas éteints depuis la veille au soir tant la luminosité est faible. Le vent souffle en rafale, rabattant un grésil abrasif et glacé sur les rares âmes téméraires obligées de braver la tempête, n’ayant pas la possibilité agréable d’observer la tourmente à travers le carreau d’une fenêtre embuée dans un endroit chaud et douillet, la tasse brûlante d’une boisson réconfortante à la main.

Lors de périodiques accalmies, le grésil se transforme en gros flocons mouillés qui frigorifient tout autant le quidam dans la tempête. Puis le vent se remet à siffler, changeant sans cesse de direction, frappant de plein fouet les visages gelés, permettant à la neige et à l’air glacial de s’insérer par le moindre interstice dans les vêtements, parfois même transperçant les gros bonnets de laine ou les épais manteaux.

La température ressentie est bien plus basse que celle indiquée par le thermomètre. Un bon indicateur est que lorsque la température, qu’elle soit réelle ou ressentie, atteint le cap des -19 ou -20 degrés, on sent ses secrétions nasales geler à l’intérieur de son nez à chaque respiration. Et ce matin-là, mon nez, maintenant habitué à percevoir ces subtiles indications après son troisième hiver russe, me confirmait que la température extérieure devait avoisiner les -20 degrés.

A l’époque, j’habitais pour raisons professionnelles dans une charmante bourgade de 150 000 habitants située à une centaine de kilomètres au sud-est de Moscou et répondant au doux nom de Kolomna. Je travaillais à une trentaine de kilomètres de là, dans l’une des usines de la ville industrielle nommée Voskressensk.

Ce matin-là, je devais me trouver à Moscou à 9h pour une formation. Afin de rallier la mégalopole moscovite, j’avais opté pour la solution ferroviaire, moins confortable que la voie routière mais qui avait l’attrait de garantir le temps de trajet de 2h20. J’avais pris cette décision éclairée connaissant les difficultés pour pénétrer dans Moscou en voiture le matin, forte des 6 heures que j’avais passées la fois d’avant pour effectuer en voiture la centaine de kilomètres séparant Kolomna de Moscou : 1 heure pour parcourir 70 kilomètres puis 5 heures dans 30 kilomètres de bouchons qui s’étaient soldés par une inflammation des deux genoux à force d’embrayer et de débrayer…

Le plan consistait donc à prendre l’elektrichka (train de banlieue) de 6h12 au départ de « Golutvin », l’une des deux gares de Kolomna.

A ce sujet, encore une subtilité ferroviaire russe : la station « Golutvin » se trouve géographiquement à Kolomna, comme la station « Kolomna ». Sauf que « Golutvin » est la gare principale de Kolomna, contrairement à la plateforme « Kolomna » qui est une petite gare annexe, quoiqu’elle soit plus proche du centre historique de Kolomna que la gare principale, elle plus rapprochée de ce qui est considéré comme le nouveau centre de Kolomna.

D’après ce que les locaux m’avaient expliqué, Golutvin était à l’origine une petite gare séparée qui desservait l’ancien village de Golutvin proche de Kolomna, village qui a ensuite été phagocyté par la ville de Kolomna lors de son extension. Seule la gare principale de Kolomna a gardé le nom de l’ancien village. Donc si vous voulez vous rendre à Kolomna par voie ferroviaire, il vous faut demander un billet pour Golutvin. Logique (russe). Trêve de persiflage sur la logique russe, revenons à nos moutons et à nos histoires de trains. 

L’elektrichka Golutvin-Moscou devait ensuite me laisser à 8h33 à la gare de Kazan, l’une des nombreuses gares moscovites, me laissant juste le temps de sauter dans le métro pour arriver à 9 heures au centre de formation. La formation terminée, il était prévu que je suive presque le même chemin en sens inverse, à la différence près qu’au retour, je devais m’arrêter à la plateforme « Tsemguigant » de Voskresensk pour me rendre ensuite à l’usine au lieu de retourner à Kolomna.

Tout avait fonctionné selon mes plans. Jusqu'à ce que je m’endorme dans le train du retour, l’elektrichka de 11h48 direction Golutvin, debout que j’étais depuis 4 heures du matin. Je ne me suis pas réveillée à la station « Tsemguigant » à laquelle je devais descendre. Je ne me suis pas réveillée non plus lorsque le train s’est arrêté à la station suivante, « Peski ». Enfin si. Je me suis réveillée quand le train a refermé ses portes et a quitté à vitesse réduite la gare de « Peski ».

J’ai eu le temps de voir défiler devant mes yeux ensommeillés le nom de la gare. J’ai lancé un vibrant « Oh putain de bordel de merde ! » qui a résonné dans tout le wagon en déclenchant quelques regards interrogateurs ou surpris. Un peu paniquée, je me suis préparée à descendre à la station suivante où je trouverais bien un taxi pour faire la dizaine ou la quinzaine de kilomètres qui me séparaient de Tsemguigant.

Sauf que l’elektrichka de 11h48 desservait une station paumée à laquelle quasiment personne ne s’arrête jamais et qui n’est donc desservie que par 4 ou 5 trains par jour. Mais ça, je l’ignorais. Je suis donc descendue à la station suivante : « Konev Bor ». Ça, ce fut ce qu’il est convenu d’appeler une grosse erreur.

Parce qu’en plus de n’être que peu desservie par des trains qui y passent mais qui ne s’y arrêtent pas, la station « Konev Bor » s’est avérée être perdue dans les bois et loin de toute route (voir sur ce plan). Ça, évidemment, je ne m’en suis aperçue qu’une fois que le train a été reparti. Depuis la sorte d’abribus qui faisait office de gare, j’ai scrupuleusement regardé autour de moi : j’y ai vu la tempête de neige qui sévissait de plus belle. J’ai vu les voies ferrées enneigées. Et des  sapins couverts de neige à perte de vue. De la neige partout. Quelques traces de pas dans l’épaisse couche de neige. Et personne.

En désespoir de cause, je suis allée jusqu'à l’arrêt de la voie en sens inverse pour consulter les horaires du train Golutvin-Moscou qui pourrait me ramener jusqu'à « Tsemguigant ». L’elektrichka suivante passait 3 heures et demie plus tard. Le temps pour moi de me transformer en congère au vu de la température extérieure et de la tempête.

Alors que je songeais au fait que j’étais dans un beau pétrin, un cheminot a surgi de nulle part pour déneiger les voies. Loués soient les cheminots. Surtout ce cheminot de jour de tempête à Konev Bor. J’ai expliqué au bord des larmes ma situation à l’homme sec engoncé dans d’épais vêtements de travail cousus de bandes orange fluo. A part un bonjour en réponse au mien, il avait gardé le silence pendant que je débitais à toute vitesse mon histoire, hochant périodiquement la tête jusqu'à la fin de mon explication. Le cheminot a gardé le silence encore un instant, l’air pensif.

Sa première question, plutôt laconique, a été : « Votre accent, [c’est un accent] d’où ? »

Moi : « France. »

Ses yeux bleus se sont mis à briller vivement au milieu de son visage buriné et il m’a dit en souriant : « Vous êtes drôlement loin de chez vous. Pourquoi ? »

Moi : « Le travail. Et les coïncidences. »

Il a haussé les épaules avec un sourire « Ça arrive. Je suis aussi là dans la tempête ».

Je me suis contentée de sourire. Je reniflais de plus belle, la goutte au nez à cause du froid. Il a sorti un petit thermos d’une des poches de sa veste, l’a ouvert, a versé dans le bouchon une rasade de ce qui semblait être du thé brûlant et me l’a tendu : « Buvez. ».

J’ai obtempéré sans rechigner. Il m’a regardée un instant boire le thé noir, très fort et non sucré puis a repris la parole : « Vous ne pouvez pas attendre le prochain train, vous allez geler. ».

Il a tourné la tête d’un côté et de l’autre des voies ferrées. Son regard s’arrêtant sur les voies en direction de Moscou, il a repris en faisant un signe de tête : « Si vous suivez la voie ferrée dans cette direction, il y a une route qui la croise à deux kilomètres, vous trouverez peut-être une voiture. Sinon, continuez sur la route à gauche de la voie ferrée un demi-kilomètre, vous arriverez à Peski, là, c’est sûr que vous trouverez une voiture. Ou alors reprenez le train. Mais ne vous endormez pas cette fois. » a-t’il conclu avec un sourire malicieux.

J’ai ri brièvement et retrouvant mon sérieux, j’ai lancé « Merci. Merci beaucoup. Pour tout. » avec tout ce que je pouvais mettre de chaleur dans mes yeux, ma voix et mon sourire. Puis j’ai tendu mes deux mains gantées qui tenaient le bouchon du thermos vide pour le lui rendre. Il a mis ses deux grosses mains autour des miennes, m’a souri encore une fois en me disant « Ce n’est pas tous les jours que je rencontre une jolie française perdue à Konev Bor. Courage, tout ira bien. ».

Il a repris le bouchon-gobelet, s’est baissé pour le rincer avec de la neige puis a rangé son thermos. Il m’a sourit une dernière fois puis est reparti d’où il était venu avec sa large pelle.

De mon côté, j’ai commencé à avancer péniblement dans la neige fraiche et vierge le long de la voie ferrée dans la direction qu’il m’avait indiquée.

J’avais mes bottes noires d’hiver fourrées avec de la peau de lapin gris bleuté. Bottes à talons malheureusement, ce qui n’aidait pas à marcher dans de la neige. Un pantalon relativement épais avec des collants en dessous. Mon long manteau en laine noir et blanc. Une écharpe dans le genre pashmina, de légers gants en acrylique noire et un bonnet de laine, fort heureusement doublé de polaire, de telle sorte qu’il ne laissait pas trop passer le vent. Et mon sac à main pour tout bagage.

Je progressais difficilement le long du chemin de fer, m’enfonçant à chaque pas d’une bonne trentaine de centimètres dans la neige. Mes bottes étant légèrement plus basses que le niveau de la neige, je me suis arrêtée afin de rentrer le bas de mon pantalon dans mes bottes pour éviter que la neige ne s'y infiltre trop.

J’avais le vent de face qui me cinglait violemment le visage. Les quelques mèches de cheveux qui dépassaient de mon bonnet étaient givrées. Des gouttes de glace s’étaient formées sur les mèches qui se trouvaient plus proches de ma bouche. Heureusement, l’effort demandé pour avancer dans la neige me réchauffait. Je sentais ma transpiration goutter au milieu de mon dos.

J’ai dû mettre entre 45 minutes et une heure avant de voir la route après deux kilomètres de forêt de sapin. Quand je suis arrivée à la route, j’ai observé que le trafic était faible. Je me suis mise au bord de la route et ai essayé sans trop d’espoir d’arrêter une voiture pendant 5 minutes. L’immobilité ayant un effet frigorifiant et l’opération « arrêter une voiture » restant sans succès, je suis repartie sur la route en direction de Peski. Avancer était beaucoup plus aisé sur la route déneigée.

Une dizaine de minutes plus tard, j’étais arrivée devant la plate-forme ferroviaire de Peski. Des taxis y attendaient le voyageur. Les vitres des voitures étaient embuées, les chauffeurs patientaient dans leurs véhicules, moteur au ralenti et chauffage à fond.

Après avoir essuyé 3 refus auprès des chauffeurs de taxi, j’ai compris que trouver un taxi qui veuille bien m’embarquer alors que j’étais trempée de la tête aux pieds, les bottes et le pantalon boueux, n’allait pas être une mince affaire, les chauffeurs n'ayant probablement que peu d'inclinaison à ce que je salisse leur voiture…

Au cinquième refus, j’ai vu mes espoirs se réduire comme une peau de chagrin. Il ne restait plus que deux taxis auxquels je n’avais pas demandé de ramener le machin mouillé et tout crotté que j’étais jusqu'à Tsemguigant.

J’ai changé d’angle d’attaque avec l’avant-dernier taxi. Au lieu de lui demander sans ambages s’il pouvait m’amener à ma destination, je lui ai d’abord demandé s’il avait du carton (les conducteurs russes en ont souvent en hiver pour protéger le sol, les banquettes ou le coffre de leur voiture). Réponse positive du chauffeur (Hourra !). Je lui ai ensuite demandé très diplomatiquement si, moyennant finance et la couverture du siège sur lequel j’allais m’asseoir avec ledit carton, il consentirait à me déposer à Tsemguigant. Réponse positive du chauffeur (Allelujah !).

Il a sorti 3 cartons secs du coffre : un pour le dossier, un pour le siège, un pour le sol et en voiture Simone ! Le brave homme a même consenti à garder le chauffage à fond pendant toute la route alors que je voyais des perles de sueur se former sur son front pendant que je grelottais encore de ma marche forcée dans la tempête.

Vingt minutes plus tard, j’étais délestée des 400 roubles (environ 12 euros à l’époque) que m’avait coûté la course (300 roubles de course, 100 roubles de carton en fait.), je commençais à me réchauffer et j’emportais avec moi les 3 cartons trempés pour les jeter dans une benne près de l’usine.

Après être entrée dans nos bureaux de chantier, j'ai eu droit à une minute de silence et un regard médusé de mon chef de chantier devant mon état. Je lui ai brièvement relaté les raisons de mon retard et de ma condition. Il a ensuite pris la direction des opérations : ordre de me changer vite fait avec des vêtements de chantier secs, ordre de boire un énorme bol de café brûlant additionné d’une bonne rasade de balzam (une sorte d’eau de vie russe fortement alcoolisée à base de plantes) et de passer le reste de l’après-midi au chaud dans les bureaux.  Il va sans dire que je n'ai pas bronché et suis restée sagement au chaud...

Je me suis tirée de l’aventure à Konev Bor avec un léger rhume, une paire de bottes irrécupérable, un souvenir mémorable et une longue gratitude pour le cheminot de Konev Bor.

Voilà donc le genre d’histoires que je ne peux raconter à mes proches que des années après qu’elles se soient passées et qui ont marqué/pimenté mon séjour russe. Il y en aura d’autres, mon séjour russe fut très... pimenté  :).

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Commentaires
C
Alors la, vous deux (trois), j'hesite entre vous remercier en rougissant pour ces mots gentils et tous ces compliments ou vous dire que c'est pas beau de donner de faux espoirs aux gens... Je me tate.<br /> <br /> <br /> <br /> Gilles > oui, bonnet d'ane et au coin ! :) Bon en fait, mon correcteur d'orthographe automatique avait fait la correction et je n'avais meme pas vu.
G
Ah, ça fait du bien de se sentir soutenue !<br /> <br /> D'ailleurs, j'ai fait lire ton aventure à une amie (tu sais, celle dont la petite fille ne s'appelle pas Irma).<br /> <br /> Je lui ai mis un jour en copier/coller "l'épisode de Konev Bor" et voici sa réaction :<br /> <br /> <br /> <br /> "Ben dis donc !!! mieux que le bouquin lamentable que j'étais occupée à lire! j'ai vécu le périple de Cayou comme on lit une nouvelle haletante et qui finit bien ! j'y étais ! beau don pour l'écriture ( on le savait ) et elle sait mener le suspense jusqu'au point où l'on a envie de dire...." vite , la suite !"<br /> <br /> je pense qu'elle pourrait écrire un carnet de voyage et qu'elle aura de nouvelles péripéties à dévoiler<br /> <br /> pourquoi ai-je ouvert l'ordinateur cet après midi ? sans doute parce que je m'attendais à passer un bon moment"<br /> <br /> <br /> <br /> Si c'est pas du compliment, ça !<br /> <br /> Actuellement son ordinateur est en panne et elle a la visite de la petite I et de ses parents, donc cette lectrice-là n'a pas pu lire la suite.<br /> <br /> Mais quand tu sais que c'est un avis venant d'une prof de lettres.... et qui doit dévorer 5 ou 6 livres par semaine, ben ma foi, à ta place, je prendrais !!!!
G
Bon... évidemment je voulais dire ta facilité... Je sens que la maîtresse va m'enlever des points!
G
Ma chère Cayou, tu te souviendras que je t'ai déjà fait le même commentaire sur ton talent d'écrivain. Nous sommes maintenant (au moins) deux à vouloir lire ton premier roman fleuve. Avec ta faciliter à régurg... euh je veux dire à aligner les mots, un ruisseau ou une rivière ne sauraient contenir le débit...
C
Si tu le dis, je vais pas te contredire, hein...
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