Interlude : "Quand je serai grande" ou du temps qui passe
Je ne pense pas être la seule à avoir parfois l'impression que la vie, cette canaille, aime à faire des pied-de-nez. Encore qu'en réalité, je ne veuille pas vraiment parler d'ironie du sort mais plutôt de l'étonnante notion de durée, subjective s'il en est, comme le dit fort bien Bergson dans cette sentence (rassurez-vous, je ne suis pas cultivée, je l'ai trouvée dans le dictionnaire :)) "La durée vécue par notre conscience est une durée au rythme déterminé, bien différente de ce temps dont parle le physicien".
Ainsi, des années durant, j'ai rêvé que le laps de temps me séparant de ma condition d'adulte s'écoule le plus vite possible et que la Micheline de mon existence accélère pour que je n'aie pas le temps de voir passer mes épisodes malheureux avec les Coralie, Virginie, Emilie, Julia, Aurélie, Cécile, Mathieu, Jonas, Jonathan, Thomas ou Jérémy que je détestais.
Depuis mon arrivée en Russie, mon idylle avec Moscou et mes diverses rencontres avec des personnes que je trouve formidables, j'ai l'impression que mon voeu a finalement été exaucé mais malheureusement, ma bonne fée était un peu bourrée ce jour-là et quand elle s'est penchée sur mon berceau, elle a gerbé. Du coup, maintenant que je jouis d'un bonheur presque sans nuage, j'ai changé de train pour me retrouver dans ce TGV qui a battu le record du monde de vitesse sur rail alors que j'aimerais retrouver la vieille Micheline avec laquelle ma base de temps s'accordait sur l'eau d'une clepsydre gelée.
Peut-être me direz-vous qu'il est normal que le temps semble aller à 574,8 km/h quand on est heureux et ma situation privilégiée à Moscou serait probablement moins savoureuse si elle pouvait durer indéfiniment, ce qui implique que mes explications précédentes manquent de logique et ne valent donc pas un brimborion. Je n'en ai cure. De toutes façons, l'éternel mécontentement n'est-il pas intrinsèque à l'être humain ?
Je rêvais au jour où je serai enfin une grande. Maintenant que le moment fatidique approche avec ma prochaine entrée dans la vie active, quand je prendrai la route pour mon premier jour de labeur en tant qu'ingénieur, je suis un peu effrayée par la période de flottement et d'incertitude qui m'attend à mon retour en France. J'aimerais présentement que le temps en ait assez de passer, que le sablier se constipe, que je trouve le bouton pause pour arrêter les jours, les semaines et les mois qui s'enfuient comme en avance rapide.
Seulement, la vie ne marche pas comme un magnétoscope et il va falloir que j'assume ma condition d'adulte avec laquelle je n'aurai définitivement plus de droit de dire "quand je serai grande...". Avec cette phrase largement usitée par les enfants, un certain nombre de souvenirs me reviennent. Je me rappelle que petite, je voulais d'abord devenir "infirmière pour soigner mon papi et ma mamie et rester toute la vie avec eux". A la même époque, mon frère rêvait d'une carrière de "militaire au Pôle Nord". J'aime autant vous dire que nos ambitions faisaient la joie de mes parents :). Un peu plus tard, j'ai commencé à être fascinée qu'on puisse faire sortir un poupon vivant d'une zézette alors j'ai voulu devenir sage-femme mais après, j'ai changé d'avis et je me destinais au métier de gardienne de prison.
En classe de seconde, mes relations avec mes camarades de classe allant de mal en pis, j'ai un peu restreint mes ambitions et je voulais juste devenir grande. Et puis, je ne sais plus trop comment, l'idée du métier d'ingénieur m'est venue et restée bien que certaines mauvaises langues m'aient affirmé avec toute leur délicatesse et leur condescendance naturelles que je n'avais ni le charisme, ni le physique de l'emploi, entre autres cuistreries. J'ai fait fi de ces manants et ai continué mon petit bonhomme de chemin qui m'a mené jusqu'à cette cité des tsars qui sera mon dernier bastion de l'enfance avant l'âge adulte. Et je ne sais toujours pas vraiment quoi mettre après "Quand je serai grande...".
Alors, on dirait qu'on redeviendrait tous des enfants et qu'on discuterait de ce qu'on serait plus tard. "Quand vous serez grands", vous voudrez faire quoi vous ?